Je veux faire de Michelin un leader du monde digital”, affirme Jean-Dominique Senard

Jean-Dominique Senard, le président et gérant associé commandité, transforme depuis deux ans Michelin en fournisseur de mobilité. L’accent mis sur les services et le numérique doit éviter une “uberisation” du géant clermontois.

L’Usine Digitale – La première acquisition deMichelin est une entreprise de gestion de flottes. Le pneu n’a-t-il donc plus d’avenir ?

Jean-Dominique Senard – Le socle et le cœur de nos activités, c’est le pneumatique. Sur ce sujet, Michelin ne lâche rien et entend rester le leader de l’innovation technologique de son secteur. Notre R&D est solidement dotée : nous y avons encore investi 650 millions d’euros en 2014. Mais notre modèle n’est pas celui d’un simple manufacturier, il est plus ouvert et plus large. Nous ne pouvons ignorer le mouvement de fond engendré par la transformation numérique. Cette transformation, Michelin veut la maîtriser. Ce qui se traduit par des actions de fond dans l’entreprise, comme le développement de réseaux sociaux, du travail collaboratif et d’actions vers les clients. Le digital rentre chez Michelin par tous les pores. C’est une opportunité formidable, car dans notre métier, la relation avec le client n’est pas régulière, il y a donc un risque de perte de contact avec lui entre deux changements de pneus. Le digital permet d’entretenir une relation permanente.

Craignez-vous l’émergence d’un “Uber du pneu” qui ferait de Michelin un sous-traitant ?

Il est hors de question de laisser des tiers s’emparer des services que nous rendons depuis longtemps, de laisser notre société être “désintermédiée” par un acteur qui se positionnerait entre nous et nos clients, comme cela peut être le cas dans l’hôtellerie. La dernière chose que je veux, c’est que Michelin devienne un fournisseur de pneus à des acteurs sans aucune compétence ! C’est parce que nous avons anticipé ce risque que nous avons racheté Sascar, une entreprise brésilienne de service aux flottes d’entreprise. Une partie des marchés européens n’était pas prête à entendre cette vérité, mais aux États-Unis j’ai eu des retours d’investisseurs me disant : “Michelin est dans la modernité, vous avez tout compris !”

Que va vous apporter ce rachat ?

Il faut se rappeler que le service fait partie de l’ADN de Michelin. Dès nos débuts, nous ne vendions pas seulement un pneu mais une palette de solutions à nos clients pour faciliter leurs déplacements. Avec notre filiale Michelin Solutions, nous avons développé récemment une offre de services comme Effifuel, qui garantit à nos clients une économie annuelle en litres de carburant. Michelin ne fournit pas seulement le pneu : il forme le chauffeur à l’éco-conduite ; contrôle la consommation du camion ; optimise les itinéraires des tournées. L’acquisition de Sascar s’inscrit dans ce mouvement. Cette entreprise sert plus de 30 000 flottes de camions au Brésil, sur toute une palette de services, sauf un, le pneu ! La synergie avec Michelin est donc considérable, le modèle est exportable sur le reste de l’Amérique latine, en Amérique du Nord et ailleurs.

Quand avez-vous pris conscience de l’enjeu majeur que représentait le numérique ?

Ma conviction s’est forgée au fil des années. Mais l’an passé, lors d’un déplacement du comité exécutif que j’avais souhaité réaliser dans la Silicon Valley, nous avons été impressionnés par les dirigeants que nous avons rencontrés. Ils nous ont tous expliqué qu’ils vivaient et conduisaient leur entreprise avec l’idée que celle-ci pouvait changer de métier dans les dix-huit mois. J’ai alors compris ce que nous devions faire pour être dans la vague qui porte le monde.

Quel rôle jouera la nouvelle direction digitale ?

Cette direction a été confiée à un Américain, Vic Koelsch. Elle aura en charge l’usine digitale de Michelin, s’assurera que le groupe prend la pleine mesure de cette transformation et que l’ensemble de nos actions, y compris dans nos lignes produits, œuvrent vers et pour le client. Elle pilote déjà Sascar dans le domaine de l’application digitale vers le client.

Ces changements font-ils évoluer la culture de Michelin ?

Sascar a été une surprise. Cette acquisition a posé beaucoup de questions en interne. Maintenant, les collaborateurs ont intégré cette nouvelle dimension. La jeune génération pousse à cette évolution de Michelin. Ils entendent leur patron répéter à longueur de temps, et ça marque les esprits : “Libérez-vous !” Ils entendent le message et se mobilisent.

Comment s’opère ces (r)évolutions dans une entreprise réputée fermée ?

Michelin n’est pas une entreprise fermée ! Ce qui peut donner cette impression, c’est la force de nos valeurs et de notre culture interne. En matière de recherche, nous disposons depuis deux ans, d’un corporate innovation board (CIB), que nous avons mis en place pour piloter notre stratégie de R&D, partager nos découvertes d’une branche à l’autre, et l’ouvrir à d’autres horizons. Deux personnalités du monde extérieur y sont associées : Ramesh Mashelkar, un scientifique indien qui nous a éclairés et stimulés sur le concept d’”innovation frugale”, et Barbara Dalibard, la directrice générale voyageurs de la SNCF, par ailleurs spécialiste reconnue du numérique. Nous avons également lancé en interne le concours d’idées Innovation works, pour permettre à nos salariés de proposer de nouvelles solutions technologiques ou de nouvelles activités. Cette initiative a généré beaucoup d’enthousiasme. Elle a libéré la parole. C’est d’ailleurs l’un de mes souhaits majeurs : libérer les énergies des équipes Michelin.

Vous testez des modes d’organisation plus responsabilisants…

C’est ce que nous voulons développer massivement. Nous avons six usines pilotes, qui démontrent la faisabilité de ce mode de management, dynamisant et motivant. Je ne connais pas d’autres voies pour l’avenir. L’usine du futur sera communicante, bien sûr, mais ce sera surtout une usine connectée à son marché où la responsabilisation des équipes et la délégation seront indispensables. Une usine ne peut plus seulement être un endroit où l’on dicte ce que vous devez produire. Les collaborateurs doivent comprendre ce qu’ils doivent faire et pourquoi et intégrer l’impératif d’une plus grande flexibilité des usines. Plus ils seront au contact du marché, du client, mieux ils comprendront nos contraintes en voyant la volatilité de plus en plus importante de notre activité.

Vous êtes à la manœuvre dans cette transformation, qu’est-ce qui vous anime ?

Mon rôle est de protéger Michelin et de transformer l’entreprise en un leader dans ce domaine du digital. Je fais mienne cette formule : “Ne pas subir le changement, mais le dominer”. J’ai décidé l’acquisition de Sascar ou la création du CIB car je voulais cette ouverture. Si le groupe n’avait pas accepté cette évolution, il risquait d’être décalé face au monde tel qu’il va. Celui qui ne bouge pas recule vite. Mon devoir est de conduire Michelin au XXIe siècle, et vite !

Propos recueillis par Pauline Ducamp et Thibaut de Jaegher